Food an Agriculture Organization of the United Nations
Entretien avec le Sous-Directeur général de la FAO pour les ressources naturelles, Alexander Mueller
La crise en Afrique de l’Est a cruellement mis en lumière la vulnérabilité des systèmes de production alimentaire tributaires des pluies et celle des populations qui en dépendent. Si nombreuses sont les difficultés liées à la nécessité de trouver des sources d’eau stables pour l’agriculture et l’élevage – variant d’un environnement à l’autre – il existe des possibilités de les surmonter en investissant dans l’irrigation lorsque les circonstances le permettent, en améliorant l’efficience d’utilisation de l’eau dans l’agriculture, et en adoptant des pratiques agricoles faisant un usage intelligent de l’eau
Tout le monde sait que l’eau est vitale pour cultiver de la nourriture mais souvent de façon abstraite. Pouvez-vous nous dire en quoi l’eau contribue à nourrir la planète?
Il faut commencer par faire la distinction entre agriculture pluviale – c’està-dire qui dépend des précipitations naturelles – et agriculture irriguée. L’irrigation change tout; elle favorise la concentration d’intrants et impose des changements liés à l’agronomie et à la commercialisation.
Alors que nombre des habitants de la Corne de l’Afrique sont des éleveurs et non pas des agriculteurs, la situation actuelle fait cruellement ressortir les risques et la vulnérabilité associés aux systèmes de production vivrière pluviale, en particulier face aux impacts du changement climatique qui se font désormais ressentir. Non pas que l’agriculture pluviale soit un problème en soi, mais elle est plus vulnérable et tend à être moins productive.
Pour ce qui est de l’irrigation, on ne peut sous-estimer son importance dans l’alimentation mondiale. Au cours des 50 dernières années, la population de la Terre a doublé et le système vivrier mondial a su répondre remarquablement bien à la demande alimentaire accrue – d’une part, par une légère expansion des terres cultivées totales, mais surtout par l’intensification de la production agricole, c’est-à-dire par une hausse des rendements et l’intensification des cultures qui, à son tour, aurait été impossible sans l’irrigation.
Les terres irriguées ont augmenté proportionnellement beaucoup plus vite que les terres agricoles pluviales. En effet, les superficies cultivées mondiales n’ont augmenté que de 12 pour cent au cours des 50 dernières années, tandis que les terres irriguées ont doublé, représentant l’essentiel de l’accroissement net des terres cultivées. Pendant ce temps, la production agricole a été multipliée par 2,5 ou 3 grâce à un accroissement significatif des rendements des principales cultures.
Le monde n’a-t-il pas atteint sa capacité limite d’irrigation des terres agricoles?
A certains endroits, oui, mais pas partout. A l’échelle mondiale, quelque 300 millions d’hectares de terres cultivées sont irriguées, ce qui représente 70 pour cent des prélèvements d’eau douce. Cela ne concerne que 20 pour cent des terres cultivées de la planète – et pourtant, ces terres irriguées assurent 40 pour cent de toute la production agricole et 60 pour cent de la production céréalière.
Pourquoi davantage de terres ne sont-elles pas irriguées? Ce n’est pas toujours nécessaire. Certaines régions ne disposent pas des ressources en eau nécessaires. Ailleurs, le problème est le financement de l’irrigation et des liens avec le marché – et là, je me réfère en particulier à l’Afrique. Nous n’avons vu aucun engagement systématique de modernisation de la production irriguée et de la commercialisation pour suivre l’évolution des marchés locaux et mondiaux, même là où les ressources en terres et en eau étaient disponibles.
Mais d’autres régions du monde ne sont-elles pas confrontées à des pénuries d’eau?
De plus en plus de régions sont en effet confrontées à des pénuries d’eau et risquent la rupture progressive de leur capacité de production sous les effets conjugués de la pression démographique et des pratiques agricoles non écologiquement viables. Les limites physiques de la disponibilité de terres et d’eau au sein de ces systèmes pourraient être exacerbées par des facteurs externes tels que le changement climatique, la concurrence avec d’autres secteurs et les changements socio-économiques.
D’ici 2050, il faudra accroître la production vivrière de 70 pour cent à l’échelle mondiale pour suivre la croissance de la population et des revenus et jusqu’à 100 pour cent dans les pays en développement. Mais certaines régions sont en train d’atteindre les limites de leur potentiel d’intensification de la production vivrière, ce qui entraîne déjà des tensions sur l’accès aux ressources naturelles, et en particulier de l’eau. L’asie de l’Est l’Est et le Moyen-Orient produisent presque à pleine capacité et ne seront guère en mesure de développer leur agriculture beaucoup plus, tandis que l’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne disposent encore d’un grand potentiel.
Alors que faire?
En dépit des enjeux, l’augmentation de la productivité est encore possible, aussi bien dans l’agriculture pluviale que dans l’agriculture irriguée, mais cela nécessitera des changements de notre manière de cultiver et d’utiliser l’eau.
L’irrigation continuera à se développer, dans la mesure du possible, pour satisfaire la demande de plus en plus diversifiée. Certaines régions n’ont aucune marge d’accroissement de leurs disponibilités en eau pour l’agriculture, mais d’autres n’ont pas encore atteint leurs limites. La plupart des grands réservoirs d’eau ont sans doute déjà été construits, et des systèmes de stockage mieux répartis continueront vraisemblablement d’être développés. L’utilisation conjuguée des nappes phréatiques et des eaux de surface sera plus répandue et, à proximité des villes, l’agriculture aura davantage recours aux eaux résiduaires traitées.
Il faudra en outre modifier nos pratiques d’irrigation. Les anciens systèmes rigides de distribution de l’eau au sein de périmètres d’irrigation à grande échelle devront être remplacés par des réseaux beaucoup plus flexibles et plus fiables, permettant une diversification progressive vers des cultures à plus haute valeur ajoutée. Et là, l’irrigation localisée jouera un rôle important en dopant la productivité tout en réduisant les utilisations non optimales de l’eau, améliorant ainsi l’efficience d’utilisation et la productivité de l’eau à la ferme.
Il nous faudra également concentrer nos efforts sur “produire plus avec moins d’eau”, en adoptant des techniques agricoles capables de recueillir davantage d’eaux de pluie, de conserver l’humidité des sols, de réduire le gaspillage dans l’irrigation et, dans certains cas, en adoptant des cultures et des aliments moins gourmands en eau
Enfin, il reste beaucoup à accomplir pour réduire les pertes durant le trajet de l’exploitation au consommateur. On estime que seulement 50 pour cent environ de la nourriture produite est effectivement consommée, le reste se perdant dans les phases de stockage, de distribution et au niveau de l’utilisateur final.
Et il ne s’agit pas uniquement de gaspillage de produits alimentaires, mais aussi de l’eau, lorsque la production est irriguée. Il faut 1 litre d’eau pour produire 1 calorie alimentaire. Avec des besoins énergétiques d’environ 2800 kcal par jour et par personne, l’eau nécessaire pour satisfaire les besoins alimentaires quotidiens de chaque individu est d’environ 2 800 litres. Autrement dit, pour produire un hamburger, il faut 2 400 litres d’eau. Pour un verre de lait, 200 litres. Pour un oeuf, 135 litres. Pour une tranche de pain, 40 litres. De sorte qu’il est essentiel de réduire le gaspillage alimentaire afin d’améliorer l’efficience d’utilisation de l’eau dans l’agriculture.